Le mariage est l’un des événements les plus importants de la vie juive. Alors que les coutumes matrimoniales de nombreuses autres cultures expriment une joie sans entraves et la gaîté avec des connotations minimales sur le sens de la vie, le mariage traditionnel chez les Juifs d’Europe de l’est reflète clairement l’attitude et l’histoire des Juifs au cours des siècles. Ce n’étaient pas des jeux bruyants et le laisser-aller qui définissaient l’atmosphère globale de la cérémonie, mais plutôt la prise de conscience d’un nouvel ensemble de devoirs qu’il fallait que respectent le marié et la mariée. Cela ne signifie pas que l’on ne s’amusait pas -on se divertissait beaucoup- mais si l’on compare le mariage typiquement ashkénaze tel qu’on le pratiquait avec ce qu’il est devenu, on est forcé de constater qu’il a adopté un caractère plus léger. En l’absence des expressions rituelles les plus profondes que le mariage traditionnel a véhiculé au cours des siècles, le mariage moderne a gagné en légèreté ce qu’il a perdu en profondeur. Pour le meilleur ou pour le pire, l’édulcoration des moments les plus profondément émouvants du mariage ashkénaze s’est accompagnée de la disparition des expressions musicales les plus profondes qui lui étaient traditionnellement liées.
Afin de célébrer dignement l’évènement du mariage, une musique s’est développée en fonction de pratiquement chaque phase de la cérémonie. -une musique que l’on appelle maintenant la musique klezmer. Alors que des soixante-dix huit tours anciens de musique klezmer (entre 1906 et 1942) offraient de courts extraits de parties sélectionnées de la musique de la cérémonie, il n’était pas possible d’enregistrer plus de trois à quatre minutes par face. Et à l’époque où les microsillons sont devenus disponibles, de nombreux genres de la musique de mariage avaient sombré dans l’oubli. À ce jour, personne n’a encore tenté d’enregistrer de manière réaliste les parties rituelles du mariage qui sont représentatives des couches les plus anciennes du style klezmer. Même si avec l’arrivée du CD il serait possible de donner une idée générale et condensée d’un mariage, les nombreux genres qui caractérisaient autrefois la musique klezmer n’ont toujours pas été réintégrés, ce qui a amené actuellement la constitution d’un répertoire standard de musique de danse sélectionnée.
Dans ce CD nous présentons la musique klezmer dans une version aussi proche que possible de la manière dont elle sonnait dans son contexte originel de la cérémonie du mariage. Bien sûr, nous ne pouvions pas enregistrer les huit jours du mariage dans leur intégralité, mais il nous a été possible de présenter les principaux piliers musicaux de la fête, afin d’emmener l’auditeur à travers ses phases successives. Aussi, si vous écoutez ce CD du début à la fin, vous assisterez au cortège de la famille au moment où l’on voile la face de la mariée, avant d’écouter le maître badkhn (maître de cérémonie et “fou du roi” du mariage) et les klezmorim (musiciens) qui tirent les larmes de la mariée et du marié. Vous le entendrez ensuite aller en défilé vers la cérémonie, après quoi les musiciens invoqueront l’âme des parents défunts, avant de repartir en cortège vers le banquet. Vous entendrez ensuite l’accueil des invités au repas, une prière instrumentale pour l’aspect religieux, puis une pièce en solo de divertissement musical de facture classique suivie par une danse collective. Pour finir la soirée vous entendrez une prière improvisée suivie de l’hommage aux hôtes d’importance du mariage, une valse, et enfin une danse animée pour acccompagner les invités vers la sortie.
Nous avons essayé, autant que faire se peut, de concentrer notre répertoire, le style et le déroulement de base sur ceux du mariage juif tel qu’il se célébrait en Galicie-Volhynie, plus particulièrement autour des villes de Piotrkow-Tribunalsky et de Gliniany, mais en incluant la majeure partie de ce qui est maintenant la Pologne. Au cours de notre recherche, nous avons découvert qu’alors que certaines tendances générales ont pu être communes d’une région à l’autre en ce qui concerne la succession des événements, les textes des parties chantées et le style de musique joué au cours du mariage, chaque shtetl (village) et chaque génération avaient leur propre manière d’accomplir les choses. C’est pourquoi nous considérons notre remaniement des éléments du mariage comme s’intégrant directement à cette tradition pluraliste, même si nos efforts n’on jamais abouti à les faire se dérouler dans leur contexte réel.
En travaillant à ces enregistrements, nous avons été surpris de découvrir à quel point le mariage, du début à la fin, constituait une œuvre complexe et émotionnellement subtile, avec une forme qui lui était propre, aussi complexe que n’importe quelle symphonie classique. Nos efforts eussent été vains sans les encouragements patients et attentifs que nous ont prodigué Jeremiah Hescheles et Majer Bogdanski, que nous sommes honorés de présenter sur cet enregistrement. Majer nous a enseigné la partie rituelle du mariage dans son intégralité, exactement comme elle était célébrée dans son shtot (ville), Piotrkow a complété ces informations avec les mélodies instrumentales, et Jeremiah a partagé avec nous son merveilleux savoir du style et de l’histoire klezmer. Le résultat a été la reconstitution d’une version de la séquence musicale d’un mariage galicien tel qu’elle aurait pu exister à la fin du XIXe siècle. Cependant, en suivant les directives de nos guides, nous avons rencontré une ironie esthétique à la base qui contredit l’instinct de nombreux musiciens modernes, l’instinct de montrer à l’auditoire que la musique traditionnelle klezmer, sous tous ses aspects, est assez forte pour effectuer un remaniement sans concessions afin de s’adapter au monde moderne. Alors que nombre de musiciens modernes suivent cet instinct, les membres de Budowitz sont conscients d’aller à l’encontre en montrant que la musique traditionnelle klezmer est assez forte pour rester elle-même sans avoir à s’adapter. En faisant cela, nous suivons simplement les instructions du badkhn lui-même, lorsqu’il implore : “Oh, klezmorim de mon frère, jouez... comme on le faisait à l’époque de nos saints ancêtres.”
Le mariage juif en Europe de l’est
Après la destruction du second Temple de Jérusalem en 70. apr. J.-C., les instruments furent bannis des synagogues. Ceci donna la préséance au fait que le mariage ne devait pas être uniquement une fête joyeuse, mais aussi une occasion unique de rappeler aux Juifs les calamités de leur histoire. L’alternance de joie et de peine est le fil conducteur de la cérémonie dans son ensemble, et c’était le travail du badkhn de la diriger et la contrôler. Cependant la mitsve (sainte obligation) de mesameyekh zayn khosn khale -de rendre heureux les époux le jour de leur mariage- n’était pas oubliée parmi les nombreuses expressions de douleur et de piété qui ponctuaient le mariage.
Comme toute la communauté était liée par cette mitsve, les mariages juifs en Europe de l’est se déroulaient en public, puisque chacun était appelé à y participer. Pendant les périodes d’anti-sémitisme intense, cependant, toute la cérémonie se déroulait en privé. En particulier, la répression des Juifs russes dans les années 1880 amena un rapide déclin des noces célébrées en public.
Le khasene (mariage) pouvait avoir lieu n’importe quel jour de la semaine, alors que selon le Talmud (en hébreu, le livre d’exégèses), les vierges sont supposées se marier le mercredi et les veuves le jeudi. Le jeudi devint le jour préféré, parce que dans la Torah (en hébreu, les cinq livres de Moïse) il est écrit deux fois qu’au troisième jour, “Dieu vit que cela était bon.” Le jeudi devint connu sous le simple nom de ki tov (en hébreu, le bon jour). Lorsque l’on engageait les musiciens et les serveurs, on discutait de quand et de combien de temps ils allaient travailler. Du fait de leur réputation douteuse, on demandait souvent aux musiciens de payer une caution ou de déposer en gage un objet de valeur tel qu’un anneau d’or, afin de s’assurer de leur présence et d’un comportement correct pendant le mariage.
Dans certaines régions, huit jours avant le mariage, les khosn un kale (le fiancé et sa promise) n’avaient pas le droit de quitter la maison, afin de les protéger de toutes sortes d’événements fâcheux. Pendant cette période ils étaient divertis chacun de leur côté par leurs amis, grâce à des jeux, des plaisanteries, des chants et des danses, afin d’adoucir leur attente .À la fin du XIXe siècle, il était courant que la fiancée se rende au cimetière, le lundi ou le mardi précédant le mariage, afin d’inviter les parents décédés à la cérémonie. Peu de temps avant la cérémonie, la mariée devait prendre le mikve (le bain rituel) et se faire tondre les cheveux, une pratique qui avait lieu auparavant pendant la cérémonie du badekns (où l’on voile la mariée), au XVIIIe siècle. Dans certaines régions les klezmorim l’accompagnaient. Ils jouaient pour elle tandis qu’elle se rendait au mikve, et il existait même une vieille coutume hassidique de danser devant l’établissement de bains. Parfois, les femmes âgées buvaient et dansaient avant d’enseigner à la mariée les “secrets” de la vie conjugale. À Gliniany, en Pologne, cependant, “les femmes devaient se rendre furtivement au mikve après minuit. Vous savez, il y avait beaucoup de mauvais garçons dans le voisinage et toute la ville voulait assister à chaque phase du mariage, si bien qu’il était impossible d’avoir la moindre vie privée et qu’elle devait s’éclipser discrètement avec les femmes si elle voulait aller au miskve. Aussi, les klezmorim ne les accompagnaient certainement pas en musique puisque cela aurait attiré l’attention sur ce qui se passait.”
Le matin du mariage, la mariée restait à la maison pour prier. Dans certains cas, les jeunes demoiselles d’honneur lavaient puis tressaient ses cheveux (tseplekh farflekhten) peu de temps avant qu’elle soit emmenée par des femmes plus âgées de la communauté dans une chambre privée où on la préparait. Elle était ensuite conduite soit dans une chambre de la maison de ses parents, soit soit dans une pièce spéciale contiguë à l’endroit où allaient se prendre les engagements matrimoniaux. Les klezmorim et le rabbin les attendaient. Le marié se rendait pour prier à la shul (synagogue), le matin du jour du mariage. Ensuite, il était courant que les jeunes membres de la communauté mettent aux enchères les sièges les plus proches du marié à la table des noces. Le siège immédiatement à sa droite était le plus cher et celui juste à sa gauche venait en second. L’argent collecté était principalement destiné aux mendiants qui étaient traditionnellement invités aux mariages. Une partie de l’argent collecté pouvait aussi servir de pourboires aux serveurs et aux serveuses et à payer la sarverns tants (la danse des serveurs) qui était exécutée à leur intention, tard dans la soirée. Souvent, les femmes de la communauté préparaient un repas spécial pour les mendiants avant le mariage et les musiciens jouaient généralement également une danse pour les mendiants.
Du fait que le mariage est un jour d’expiation et un jour où “le destin se décide”, il est assimilé au yom kippour, le jour de l’expiation. Comme il ne peut y avoir de pardon sans un repentir préliminaire, le marié et la mariée doivent jeûner ce jour-là, afin de se repentir de leurs péchés et de commémorer la destruction des deux Temples. Pour cette raison, le marié revêt un kitl (suaire) blanc et prononce la prière des Shminesre (en hébreu, les dix-huit bénédictions) du yom kippour en confessant ses péchés. Ce n’est que les jours où le jeûne est interdit -c’est-à-dire à la pleine lune- qu’on ne le pratique pas.
Du fait que le shabbes (le sabbat -du vendredi au samedi soir) lui-même utilise le symbolisme du mariage, les chants du shabbes sont devenus une pratique courante au cours des mariages
C’était l’affaire du badkhn de rappeler à chacun des participants ses obligations, et de faire en sorte que tout se déroule bien, avec l’aide des musiciens. Il tirait son inspiration de sources variées, allant des textes bibliques aux ragots, ce qui a inspiré le vieux dicton :”Vos tut nit a badkhn tsulib a gram ?” (Que ne ferait pas un badkhn pour une rime ?). Le badkhn rappelait à chacun des convives qu’une joie excessive avant l’avènement du Messie était indigne d’un Juif, la raison la moindre n’étant pas qu’une joie non contrôlée attire les rukhes, les sheydim et les ayin-hore (les esprits, les démons et le mauvais œil). En fait, le voile de la mariée, ses pleurs, le suaire et les références au yom kippour, pouvaient tous être considérés comme une ruse pour tromper les puissances du mal en leur faisant croire que le mariage était une occasion de deuil, les gardant ainsi à l’écart tout en rappelant à tous les Juifs l’impermanence du bonheur. Ainsi la cérémonie elle-même était-elle organisée de manière à ce que chacun des invités se souvienne de maintenir l’ambivalence, telle qu’elle était signifiée par le bris d’un verre après les bénédictions. Cela rappelle tout d’abord la destruction du second Temple en 70 apr. J.-C., et ensuite effraye les démons qui rôdent, en leur faisant croire que l’acte de destruction a déjà eu lieu. Troisièmement, l’explosion du mazl tov ! (en hébreu, bonne chance !) qui suit lorsqu’elle est exprimée par tous les convives réinstalle la joie qui, peu de temps auparavant avait été écrasée de manière si indiscutable. Et le badkhn, à l’aide de l’humour et de la discipline, s’assurait que chacun pleure, inspirant le dicton : “Fun a ghut badkhn hot men gekent gor oysvenen oygn (un bon badkhn peut vous faire pleurer jusqu’à vous assécher). ...Quand un bébé naît, nous pleurons, nous pleurons de joie, quand le bébé est circoncis, nous pleurons, lorsque l’on célèbre sa bar mitzvah ou sa bat mitzvah, nous pleurons, lorsque nous les menons au khupe (dais du mariage), nous pleurons. Vous voyez, nous pleurons de joie pour tout cela, mais cela doit être ainsi. Si un Juif ne pleure pas un bon coup, il lui manque quelque chose dans la vie -les Juifs ne goûtent pas pleinement la vie s’ils ne pleurent pas un bon coup !
Un mariage sans mariée
Khasene on a Kale
Budowitz